Enseignement et education, entretien AVEC Pierre Lazareff (1932)

Pour émouvoir l'humanité, il faut et il suffit qu'un film soit lui-même chargé d'humanité» nous dit M. Jean Benoit-Lévy «Il ne faut pas confondre le film d'enseignement et le film d'éducation. Le film d'enseignement est nécessaire, le film d'éducation est indispensable...»

Dans son bureau de la rue Troyon, M. Jean Benoit-Lévy nous reçoit et préface en ces termes notre enquête. Pouvions-nous, pour la commencer, nous adresser à un autre qu'à lui qui a dévoué sa vie au cinéma utile, le seul qui nous intéresse aujourd'hui? Le réalisateur de Pasteur, de La Future Maman, de Cœur de Paris est à la veille de tourner La Maternelle, l'émouvant chef-d'œuvre de Léon Frapié.

Cela, on le pense bien, lui donne quelque travail; il poursuit d'autre part, à travers la France, la plus utile des croisades, par la parole et les démonstrations, en faveur du mieux-être social. Enfin, secrétaire général du Comité français de l'Institut international du Cinématographe Educatif de la S.D.N, il ne recule devant aucun des devoirs que lui impose cette fonction, quels que soient ses travaux personnels. Sympathique, net, son visage énergique barré d'une courte moustache noire, des yeux brillants derrière les lunettes, M. Jean Benoit-Lévy continue: «Le Film d'Enseignement doit être composé d'images suggestives»Le Film d'Enseignement est celui qui sert seulement au maître dans sa classe, celui qui s'explique sur l'écran dressé à côté du tableau noir. Il est conçu pour illustrer une leçon, qu'elle soit d'enseignement primaire, scientifique ou technique.On doit pour chaque matière, chaque sujet, chaque âge, chaque milieu, demander à l'image ce qu'elle a de plus suggestif. Elle sera simplement un tableau, charmante évocation et agréable initiation pour les tout petits. Elle apportera, pour la section scientifique des arguments d'une indiscutable authenticité. Pour d'autres démonstrations ou des personnes plus averties, elle exprimera une synthèse.

Le film d'enseignement bien compris doit et peut se composer d'images claires et belles qui procurent une satisfaction à la fois esthétique et intellectuelle.J'affirme avoir entendu des enfants applaudir spontanément une image d'éprouvette qui leur montrait clairement une belle réaction chimique de deux corps: la clarté intellectuelle et la satisfaction visuelle aboutissaient à une plénitude de joie. Ils frémissaient devant cette manifestation de vie. En effet, examinons la psychologie d'un petit écolier: il pense plus qu'on ne croit - mais dans son irrésistible besoin de mouvement, il pense en action.Pour lui, la lettre de ses manuels reste chose morte sans l'interprétation imagée. Il va droit aux illustrations qu'il provoque par des dessins dont il orne les marges de ses livres.Mais cette illustration, il la veut vivante.

C'est pourquoi, par instinct, il ajoute quelque chose à la reproduction insérée dans le texte: une pipe à un portrait, ou des moustaches - un rappel de fumée à un toit - un oiseau dans le ciel. Il vivifie la lettre et se donne la charmante illusion d'animer ce qu'il dit ou ce qu'il voit pour dépasser ainsi les explications du maître.Il voudrait faire marcher les animaux, mettre en branle les véhicules et s'y emploie par le truchement de quelques coups de crayon.Un jour ma petite fille me montrait une image représentant un hippopotame au bord de l'eau, et me disait:- Dis, papa, je voudrais le voir entrer dans l'eau. En un mot, le film d'enseignement doit être étudié et réalisé pour son objet. Il doit être de reflet exact de la vie, condition qui fait la base même du cinéma dans tous les ordres d'idées! Le Film Scolaire- Mais le film proprement scolaire n'existe pas encore en grande quantité?- Non, hélas! mais il y a à cela des raisons d'ordre matériel et surtout d'ordre...administratif. Pensez qu'un seul de nos ministères n'a pas encore de section cinématographique et c'est justement le ministère...de l'Instruction ou de l'Education nationale.Mais je puis vous affirmer que le temps n'est pas loin où vous aurez à votre disposition cet outil merveilleux.

Ceux qui ont la charge de l'instruction publique de notre pays ont compris tout ce qu'on pouvait attendre du cinéma et l'initiative privée les aidera à aboutir.Il ne faudrait pas conclure de tout ce que je viens de dire et qui ne s'applique - je tiens bien à le préciser - qu'au cinéma scolaire, que nous sommes actuellement désarmés: Bon nombre de films faits pour une autre intention que celle d'atteindre le public scolaire peuvent néanmoins servir à l'enseignement.

« La France en tête des autres nations pour le Film d'Enseignement.»

Pierre Lazareff - La France est-elle en retard pour le film d'enseignement sur les autres pays ?

Jean Benoit-Lévy - Mais non, au contraire; quoiqu'on ait dit, c'est elle qui a le plus d'avance. On a surtout beaucoup fait chez nous pour l'enseignement spécialisé.L'Enseignement agricole est un domaine pour lequel nous conservons la suprématie dans le monde entier, puisque nous possédons au ministère de l'Agriculture a assuré, l'année dernière, 20 000 prêts de copies de films représentant 3 500 000 mètres de pellicule.Actuellement le service des prêts fonctionne à la cadence journalière de 160 films, soit 40 000 mètres de films environ.Je crois aussi qu'on a beaucoup travaillé en France la question de l'orientation professionnelle par le cinéma. Le cinéma scientifique

Pierre Lazareff - Mais nos films d'enseignement le plus au point, je crois, sont ceux des sciences, n'est-ce pas?

Jean Benoit-Lévy- Le cinéma scientifique est né à la suite de l'initiative du Dr Doyen, qui, en 1898, se fit cinématographier pendant une de ses opérations pour « son enseignement personnel et celui de ses élèves » et qui disait lui-même dans la Revue critique de Médecine et de Chirurgie du 15 août 1899: Lorsque je vis pour la première fois se dérouler sur l'écran du cinématographe l'une de mes opérations, j'ai constaté à quel point je m'ignorais moi-même...Bien des détails de technique que je croyais jusqu'alors satisfaisants me parurent défectueux. J'ai corrigé, amélioré, simplifié ce qui devait l'être, de telle sorte que le cinéma m'a permis de perfectionner considérablement ma technique... Depuis, de nombreux médecins, chirurgiens, savants, se sont servis du cinéma pour leur enseignement, dont la liste serait trop longue à énumérer.Je suis heureux cependant de rendre hommage tout particulièrement à M. Couvelaire, professeur de clinique obstétricale à la Faculté de Médecine de Paris; à M. le professeur Roussy, professeur d'anatomie pathologique, à mon ami le Dr Roger Leroux, professeur agrégé, avec lequel j'ai eu l'honneur de collaborer, les éminents maîtres de la Faculté de Bordeaux: les professeurs Rechou, Portmann, Sabrazes, Chavannaz, Jeanneney (cancer), professeur Rocher (orthopédie), professeur Piedchaud. Le succès des films d'éducation- Parlons maintenant des films d'éducation.- Laissez-moi d'abord vous déclarer que tous les films devront contenir un principe d'humanité qui en feront des films éducatifs ou que le cinéma mourra. D'ailleurs, regardez, le public lui-même, qu'on a tant calomnié, réclame autre chose que les petites opérettes bâties sur un quiproquo qu'on lui sert toujours. Le succès de Madchen in uniform , du Chemin de fer et pour citer un remarquable film français, celui de Poil de carotte, le prouvent amplement.

Et M. Jean Benoit-Lévy, maintenant m'expose :- Le film d'éducation, contrairement au film d'enseignement, s'adresse à tous les âges. Son but : faire l'éducation de la masse. On conçoit l'ampleur de son domaine. Il comporte non seulement tous les compléments d'instruction, toutes les notions claires et précises qui détruiront les préjugés et les erreurs, mais encore et surtout, toutes les questions dites sociales, au premier rang desquelles nous plaçons les grands problèmes d'hygiène.

«Les films d'éducation ont des rapports étroits avec les films dramatiques - puisqu'ils doivent parfois se confondre avec eux - et qu'ils empruntent à ces derniers toutes leurs qualités pour agir avec plus d'efficacité. Ils subdivisent nettement en deux genres distincts : le film d'éducation destiné à illustrer une conférence et visant surtout à être compris clairement - et le film d'éducation destiné aux salles de cinéma ordinaires, visant surtout à émouvoir. Dans les premiers, l'éducation est surtout intellectuelle - dans les seconds, elle est surtout sentimentale. Si toutefois, il est possible de séparer aussi nettement l'esprit du cœur. Pour la jeunesse «Plus que jamais, il est nécessaire de montrer à notre jeunesse qu'il existe autre chose dans notre patrimoine national que de grands sportifs ou de grands chanteurs. S'il est bon d'assurer à nos enfants une éducation physique rationnelle ; il est encore meilleur de leur inculquer une éducation morale, par l'exemple des gloires de notre pays. Quel exemple plus beau est-il possible de trouver que celui de Pasteur, dont les découvertes de base engendrèrent tant de moyens de préservation contre les maladies. La découverte du vaccin antidiphtérique, par exemple, qui sauve de la mort des milliers d'enfants, ne peut que passionner l'opinion publique.- Il y a encore les films d'hygiène sociale.- Dans ce domaine, mon film de puériculture La Future Maman, que j'ai réalisé avec le docteur Devraigne, médecin-chef de la Maternité à l'hôpital Lariboisière à Paris, démontre la même idée. " L'hygiène sociale«Il est à remarquer que le film d'hygiène sociale étranger éduque le plus souvent en inspirant l'horreur d'un mal qu'il illustre dans ses plus répugnants détails tandis que le film d'hygiène sociale français poursuit son but éducateur en éveillant le goût de la santé, le désir de la vie intégrale, la confiance dans le médecin, la foi dans les soins préventifs et curatifs. Ainsi, mon film sur le cancer, réalisé avec le concours de l'Institut du Cancer, ne montre à aucun moment l'image d'un corps ravagé par ce mal. Mais il compare le malade à un chemin de fer aiguillé sur une mauvaise voie, qui pourrait éviter la catastrophe finale par des changements de direction, correspondant chacun à des traitements qui pourraient également sauver le malade avant qu'il ne soit trop tard. Cette illustration, qui n'a certainement rien de morbide, est, cependant frappant, et met en valeur la seule idée réellement efficace de propagande : un diagnostic précoce.Mon film sur Les maladies vénériennes, ne dissimule, certes pas, l'horreur du mal lui-même, mais peut, cependant être vu par tout le monde. Et je ne crois pas qu'un jeune homme puisse rester indifférent au contraste que ce film évoque entre la maladie et la santé, et puisse ne pas désirer de tout son cœur se préserver intact, pour devenir lui aussi, un homme sain élevant dans ses bras un enfant sain né de sa santé - tel que l'illustre la dernière image de ce film.C'est encore contre le fléau de la syphilis que luttent Les trois amis, film que j'ai réalisé avec la collaboration de mon éminent maître et ami, le docteur Louis Devraigne, déjà cité.Ce film a été projeté dans les lycées de jeunes filles, ce qui prouve bien que sa propagande ne découle pas de l'horreur matérielle de ses images mais uniquement de l'atmosphère morale qu'elles créent : goût de la vie saine, espoir de guérison possible et rationnelle, foi dans le traitement précoce. Pour l'homme de la rue" Par ce film qui se sert d'une intrigue pour créer un état d'âme, nous arrivons aux films d'éducation destinés non plus à des salles de conférences mais au grand public des salles populaires, à celui que les Anglais dénomment si justement l'homme de la rue. Cet homme est égoïste, dur, pressé, comme tous les hommes, bousculé par le trafic de la vie, et bousculant les autres. Il entre dans une salle de spectacle pour se distraire et non pour s'éduquer et s'instruire. Mais cet " homme de la rue " a un cœur, le cœur de tous les hommes qu'il croise dans la rue : un cœur humain. Ce cœur, il s'agit de l'émouvoir pour l'éduquer. Tel a été l'unique but de " Ames d'enfants ", de " Peau de pêche " et de " Maternité ". Ce sont des films dramatiques, mais basé sur une idée à la fois émotive et éducative. Ils n'apportent aux hommes rien que ceux-ci ne possèdent déjà eux-mêmes. Ils ne font qu'exalter les bons instincts en puissance dans la foule. Il suffit que le film fasse jaillir cet instinct. Pour émouvoir l'humanité, il faut et il suffit que le film soit lui-même chargé d'humanité.

"Le cinéma et la vie sociale, par Pierre Lazareff, Ami du Film, 30 décembre 1932 (Entretien avec Jean BENOIT-LEVY)